CHAPITRE PREMIER
Je ne crois pas que quiconque puisse comprendre ce que sont le vide et le sentiment d'inutilité que ressent un Cheysuli sans lir.
Mon père était très jeune, trop jeune, quand il a reçu ses lirs, Taj et Lorn, l’épervier et le loup. Ian avait quinze ans quand il forma son lien avec Tasha. A dix ans, j'espérais emboîter le pas à mon père et avoir mon lir presque aussi tôt que lui. A quatorze, je souhaitais au moins être plus jeune que Ian quand je recevrais mon lir. A seize, je priais les dieux qu'ils m'envoient mon lir quand ils le jugeraient bon, mais qu'ils me l’envoient. A dix-sept, je commençais à redouter de passer ma vie sans. Un Cheysuli sans lir n'est pas vraiment un homme ; il lui manque la moitié de lui-même et la magie de sa race.
A présent, à dix-huit ans, je savais que mes pires craintes s'étaient réalisées.
Le puma se glissa avec grâce à travers la clairière et vint se blottir contre Ian. Mon frère lui passa un bras autour du cou et lui caressa les oreilles. Tasha ronronna encore plus fort. Je vis Ian sourire de l'air absent du guerrier en communication mentale avec son lir.
Je me détournai, étreint par une douleur familière. Exclu de la communion qu'il partageait avec Tasha, je me sentais doublement seul... Doublement maudit. Je ramassai mon arc, dont la flèche était brisée. J'avais dû tomber dessus lors de l'attaque de Tasha.
Je n'ai jamais été porté à la mélancolie. Etre le prince héritier du trône d'Homana n'était déjà pas facile, mais savoir que je resterai sans lir avait changé ma vie. Aucun guerrier du clan n'avait dépassé son dix-septième anniversaire sans en recevoir un. Je tentais de me contenter de mon rang et de mon titre, des choses importantes aux yeux des Homanans. Même sans lir, je restais cheysuli ; le jour de la mort de mon père, je monterai sur le trône du Lion.
Mon frère, le bâtard de la meijha cheysulie du souverain, ne pouvait prétendre au trône. Dans les clans, la légitimité d'un enfant n'avait pas une grande importance ; ce qui compte, c'est la naissance d'un guerrier de plus. Mais les Homanans toléraient la présence du fils aîné de Donal parce qu'il était le descendant du Mujhar, sans plus.
Ainsi, Ian savait aussi ce qu'était le rejet.
— Niall ?
II se releva avec sa grâce habituelle, que j'ai toujours tenté d'imiter, sans y parvenir. Trop grand et trop lourd, je n'ai pas la liberté de mouvements qui semble innée chez tant de Cheysulis.
— Oui ?
Je pensais avoir appris à cacher mes sentiments, au moins à Ian. Inutile de lui rabâcher quelle torture c'était pour moi de le voir avec son lir, ou mon père avec les siens. La plupart du temps, il s'agissait d'une douleur sourde, comparable à celle d'une dent un peu abîmée. Parfois, la « dent » se réveillait et envoyait une vague de souffrance intolérable dans ma tête.
Mon masque avait glissé ; l'espace d'un instant, Ian avait vu mon vrai visage.
— Rujho, dit-il, es-tu malade ?
— Non. Je... suis déçu, c'est tout, dis-je, cherchant un mensonge crédible pour dissimuler mon chagrin. J'aurais dû m'attendre à perdre, pourtant. Contre un guerrier cheysuli utilisant sa forme-lir, je ne pouvais pas espérer grand-chose !
— Je n'ai pris que ma forme humaine, rujho. Mais je t'accorde que sans l'intervention de Tasha, tu aurais peut-être tué le cerf.
— Oui, dis-je avec un rire un peu amer. Peut-être... Tu me ferais presque croire que je suis un bon chasseur !
— Tu as appris de moi, mon seigneur frère ! Maintenant, que dirais-tu de ramener le vieux roi des forêts à la maison, où nous le traiterons avec les honneurs dus à son rang ?
— A Homana-Mujhar ? Nous sommes à deux heures de route, et la pluie menace...
— Je pensais plutôt à la Citadelle... Elle est plus près, et... Niall, c'est ton foyer aussi bien que le mien.
— Homana-Mujhar est mon foyer. La Citadelle est à toi, dis-je.
Je ne me suis jamais senti très à l'aise dans la Citadelle du clan ; plus encore depuis qu'il est avéré que je n'aurai jamais de lir...
Il refusa d'abandonner la conversation.
— Niall. Rujho, je ne prétends pas savoir ce que c'est d'être sans lir. Mais ce qui t'affecte me touche aussi.
— Vraiment ? fis-je, un profond ressentiment s'emparant de moi. Sais-tu vraiment ce que c'est, Ian ? Sais-tu que les autres guerriers parlent de moi comme d'un Homanan, pas comme d'un Cheysuli ? Sais-tu que certains, s'ils le pouvaient, demanderaient au shar thal de rayer mon nom des registres de naissance ?
Son visage devint gris. Je compris : il ignorait que j'étais informé du discours des guerriers les plus radicaux.
— Oui, repris-je, cela te touche ! Toi, un guerrier cheysuli à part entière, membre du Conseil du clan... Cela t'affecte que le successeur de Donal n'ait pas les dons cheysulis. Tu sers la prophétie, comme tous les guerriers. Quand tu lèves les yeux sur moi, tu vois un homme qui n’est pas à sa place. Le maillon qui n'a pas été forgé... Oui, cela te touche, et ça touche notre sœur, notre père et même ma mère.
— Aislinn ? De quelle manière ?
Il ne comprenait pas. Comment était-ce possible, quand la reine d'Homana n'avait pas une goutte de sang cheysuli dans les veines ? Mais comment aurait-il pu comprendre, alors qu'il y avait si peu d'affection entre lui et ma mère ? Pas de la haine, plutôt une indifférence mutuelle.
Car la reine se souvenait trop bien que l'amour de mon père avait été acquis à sa meijha cheysulie, la mère de Ian, non à la princesse homanane qu'il avait été contraint d'épouser.
Plus tard, les choses avaient changé...
— Pourquoi ma mère est-elle affectée ? Parce que cela lui rappelle l'autre lignée dont je descends. Car je ressemble trait pour trait à son père, et j'ai ses caractéristiques homananes. Je suis homanan jusqu'au bout des ongles ; Karyon revenu à la vie.
Je ne pus empêcher une certaine amertume de se glisser dans ma voix. Même si je m'étais habitué à ressembler à mon grand-père, j'avais parfois du mal à l'accepter.
— Oui, soupira Ian, j'aurais dû m'en douter. Elle parle sans cesse de Karyon et de toi. Parfois, j'ai l'impression qu'elle vous confond, lui et toi.
L'idée me révulsa. Malsaine, elle évoquait le déséquilibre, l'obsession. Nul ne souhaite croire que sa mère est mentalement instable.
Ce n'était pas le cas d'Aislinn. Impossible...
— A la Citadelle, ordonnai-je. Nous devons rendre les honneurs au roi de la forêt.
Un muscle tressauta sur la joue de Ian.
— Oui, dit-il simplement.
J'allai chercher les chevaux.
Autrefois, il y avait des Citadelles dans tout Homana, poussant comme des champignons après la pluie. Certaines avaient même était érigée dans le royaume voisin d'Elias, au moment du qu'mahlin de Shaine. La purification avait détruit les demeures des Cheysulis et presque toute la race. Plus tard, Bellam, le roi de Solinde, avait usurpé le trône du Lion au nom de Tynstar l'Ihlini, le sorcier voué au culte du dieu des ténèbres. Pourchassés par les Solindiens, les Ihlinis et les Homanans pendant l'exil de Karyon, les Cheysulis étaient passés près de l'extinction.
Grâce aux dieux, mon légendaire grand-père était revenu chez lui pour reprendre le trône qu'on lui avait volé. Son retour entraîna la fin de la purification de Shaine. Libérés de la peur d'être exterminés, les Cheysulis sortirent de leurs cachettes et rebâtirent des Citadelles à Homana. Ils avaient désormais le droit de vivre où ils voulaient, mais ils préféraient toujours la proximité des forêts. La Citadelle du clan, entourée de murs aux pierres gris-vert, était l'équivalent cheysuli d'une ville. Elle ne ressemblait pas du tout aux cités homananes.
Je ressentis les émotions habituelles en pénétrant dans la Citadelle : du chagrin, une trace de colère, de la fierté... Mais surtout, le désir ardent d'en faire partie, comme Ian.
La Citadelle du clan est le cœur de la culture cheysulie, même si mon père règne à Homana-Mujhar. La Citadelle est le sanctuaire où les shar tahls gardent jalousement le fragment de parchemin où est inscrite la prophétie des Premiers Nés.
Niall d'Homana aurait aimé vivre là. Car cela aurait signifié qu'il était vraiment cheysuli.
La pluie avait recommencé à tomber. Chacun s'était abrité dans son pavillon.
Sauf Isolde : ma sœur adore la pluie. Le soleil l'ennuie.
— Ian ! Niall ! Quelle chance ! Mes deux frères en même temps !
Elle courut vers nous, vêtue d'écarlate, ce qui convenait bien à son tempérament bouillant. Des clochettes d'argent étaient tressées dans sa chevelure noire. Comme Ian, elle était entièrement cheysulie. Elle avait même le Sang Ancien dans les veines.
— Que ramenez-vous ? dit-elle en caressant le nez de l'étalon gris de Ian.
La bête avait une affection curieuse pour notre sœur. Peut-être à cause de la magie présente dans son sang.
— Le roi des cerfs, dis-je. Abattu par Ian... pour ainsi dire.
— Comment, « pour ainsi dire » ? Tu m'as vu le tuer d'une seule flèche !
Je me tournai vers ma sœur.
— Isolde, Tasha s'est jetée sur moi au moment où je me préparais à décocher ma flèche. Je ne doute pas que Ian l'ait... encouragée !
Isolde rit, mais elle fit de son mieux pour essayer d'avoir l'air réprobateur en regardant Ian. Ayant trois ans de moins que lui et deux de plus que moi, elle avait pris sur elle de materner ses deux frères... Car si j'avais encore ma mère, Sorcha, la leur, était morte depuis bien longtemps.
— Isolde, ça ne t'ennuie pas que nous entrions dans le pavillon de Ian ? Je sais que tu aimes la pluie, mais je ne peux pas en dire autant !
Elle caressa les magnifiques andouillers.
— Ils sont si beaux... Un cadeau pour notre jehan ? demanda-t-elle à Ian.
— Oui. Cela lui fera plaisir, je pense. Isolde, Niall a raison. Je rétrécirai comme une vieille tunique de laine si je reste plus longtemps sous cette averse !
— Vous n'êtes que des bébés, tous les deux ! Un guerrier doit être prêt à affronter n'importe quel temps ! Un guerrier...
— Isolde, tais-toi, dit Ian en riant. Ce que tu sais d'un guerrier tiendrait dans une cosse de pois.
— Ce n'est pas l'avis de Ceinn.
— Ceinn ? demanda Ian en se tournant sur sa selle. Qu'a-t-il à dire sur ce que tu sais ou ne sais pas des guerriers ?
— Beaucoup de choses, puisqu'il m'a demandé d'être sa cheysula.
— Ceinn ? Tu es sûre qu'il ne voulait pas dire « meijha » ?
— Ce sont deux mots bien différents, fit remarquer Isolde d'un ton acide.
— Il ne m'a rien dit, grogna Ian.
— Tu étais à Mujhara depuis des mois. De plus, il n'est pas obligé de t'en parler. C'est moi qu'il veut épouser !
— Je sais que rien de ce que nous dirions ne fera de différence pour toi, fis-je. Mais je te souhaite bonne chance.
— Niall a raison, tu n'écoutes jamais ce qu'on te dit. Mais pourquoi choisir Ceinn ?
— Il me plaît, répondit-elle simplement. Devrais-je avoir une autre raison ?
Pour une femme comme ma demi-sœur, une Cheysulie sans liens directs avec la royauté, il n'était nul besoin d'une autre motivation.
Pour le prince d'Homana, il n'en va pas de même. C'est pourquoi j'avais été fiancé dès le berceau à une cousine que je n'avais encore jamais vue.
Son nom était Gisella d'Atvia. La fille d'Alaric et de la sœur de mon père, Bronwyn.
Je souris à Isolde.
— Non, lui dis-je. S'il t'est agréable, cela est suffisant pour Ian et moi.
— Oui, grommela Ian. Et maintenant que tu nous a surpris, comme tu en avais l'intention, je n'en doute pas, pouvons-nous aller nous mettre à l'abri de cette pluie ?
Isolde sourit.
— Il y a du feu dans ton pavillon, rujho. Plus du pain frais, de l'hydromel chaud, du fromage et un peu de gibier.
Ian soupira.
— Tu savais que nous arrivions.
— Bien sûr ! Tasha me l'a dit.
Avec ces mots prononcés sans méchanceté, ma sœur me rappelait, une fois de plus, qu'elle disposait des dons qui me manquaient si cruellement.